beau comme une insurrection impure

BEAU COMME UNE INSURRECTION IMPURE


Préface à l'édition italienne des trois premiers livres du Comité invisible


Les Italiens rient de la vie : ils en rient beaucoup plus qu’aucune autre nation, et avec plus de vérité, de persuasion intime, de mépris et de froideur qu’aucune autre (…) Ceux qui croient que la nation française est supérieure à toute autre en cynisme font erreur. Aucune n’égale en cela l’italienne. Qui unit la vivacité naturelle (supérieure à celle des Français) à l’indifférence acquise envers toute chose et au peu d’égards envers autrui, conséquence du manque de  société, qui ne pousse pas les Italiens à se soucier d’autrui et de l’estime qu’on leur porte à eux-mêmes — alors que la  société française, comme on le sait, a une grande influence jusque dans le peuple, lequel, autant que sa nature le comporte, est aussi plein d’égards envers les individus de sa classe qu’envers les autres.

Giacomo Leopardi, Discours sur l’état actuel des mœurs des Italiens, 1824



« Beau comme une insurrection impure », disait un graffiti, le 24 novembre dernier, sur les Champs-Élysées alors qu’une barricade s’élevait au beau milieu de l’avenue et que des engins de chantier commençaient de s’embraser dans la lumière du couchant. On lisait sur un autre mur, quelques mètres plus loin, « L’insurrection qui tient ». Le mouvement dit « des gilets jaunes », ce n’est évidemment pas de sa dimension insurrectionnelle qu’il est question en Italie, à peine est-il question de « violence » et du « problème politique » qu’il constitue. Les événements, on le sait, passent difficilement les frontières. Et s’ils les passent quand même, c’est après avoir subi tant de déformations qu’ils en deviennent, à l’arrivée, méconnaissables. On ne les laisse entrer dans l’espace public qu’à condition qu’ils cessent de parler leur propre langage, et de dire ce qu’ils ont à dire. Non seulement la lumière de la publicité obscurcit tout, mais elle met en outre chaque pays comme sous cloche épistémologique. Depuis que gouverner se ramène à un exercice de communication, il y va dans le maintien d’un certain état d’explicitation publique du maintien de l’ordre même. Il y a ainsi comme une douane impalpable qui garantit que les contenus politiquement et existentiellement dangereux restent à la frontière, et qui prélève son quota de sens sur toutes les autres circulations. Et cela spécifiquement entre la France et l’Italie. Cette étanchéité tient autant à une différence de mœurs qui est à peu près constante depuis Leopardi, qu’aux intérêts propres de la classe dominante de chacun des deux pays. Ainsi, on ne sut à peu près rien en France du mai rampant italien des années 1970 et du mouvement de 1977 avant qu’une poignée de militants n’entreprennent, tout récemment, d’en faire un imaginaire politique de substitution pour leur milieu de désespérés. Ainsi n’a-t-on jamais entendu parler du Comité invisible en Italie, qui est à ce jour le seul pays d’Europe où aucun de ses livres n’ait connu d’édition décente.

Si l’on trouve dès l’an 2000, dans des textes de la revue Tiqqun, des mentions du Comité invisible, ce n’est qu’en 2007 que paraît le premier livre portant cette signature, L’insurrection qui vient. Manifestement écrit dans la foulée des émeutes de banlieue de 2005 et de la révolte étudiante victorieuse contre le CPE, et manifestement pensé comme un texte d’intervention dans le contexte de l’élection de Nicolas Sarkozy, L’insurrection qui vient a assez marqué l’un des « conseillers en sécurité » du nouveau président pour qu’il en offre quarante exemplaires aux principaux responsables policiers du pays. « Devant l’évidence de la catastrophe, il y a ceux qui s’indignent et ceux qui prennent acte, ceux qui dénoncent et ceux qui s’organisent. Le comité invisible est du côté de ceux qui s’organisent », lisait-on sur la quatrième de couverture. Il n’en a pas fallu plus pour mettre en alarme les « forces de sécurité ».

Une enquête antiterroriste n’a, bien entendu, pas tardé à être ouverte, et un an et demi après la publication du livre une vague d’arrestations livrait en pâture aux 20 Heures des journaux télévisés une dizaine de personnes, dont certains explicitement accusés de faire partie du « Comité invisible ». Jamais on ne trouva de preuve de leur appartenance audit Comité, et après dix ans de procédure, un procès a finalement relaxé la quasi-totalité des inculpés. L’incrimination de « terrorisme » contre des gens accusés de simples sabotages mais surtout d’avoir écrit un livre excita évidemment l’intérêt pour le contenu de celui-ci, qui ne tarda pas à devenir un best-seller puis une sorte de classique. Traduit jusqu’en coréen, diabolisé par la droite néo-conservatrice américaine, débattu en Allemagne ou à Occupy Hong-Kong, on se mit à l’étudier comme un scénario possible dans les revues de l’armée française. En dépit de cette adversité, le Comité invisible continua dans les dix dernières années à servir, de livre en livre, d’instance d’énonciation stratégique au « mouvement réel qui destitue l’état de chose existant ». En 2014, À nos amis tirait, au terme d’une enquête portée sur plusieurs continents, les leçons de la séquence ouverte par la « crise de 2008 », prolongée par les « printemps arabes » et refermée par le « mouvement des places ». Maintenant, quant à lui, partait de la lutte contre la Loi Travail pour sonder le fond de l’époque. C’est ainsi que le Comité invisible est devenu comme un spectre qui hante les gouvernants français et que l’on finit tôt ou tard par citer, en guise d’explication, de condamnation ou de conjuration, à chaque explosion de révolte.

« Gouverner, écrivait Machiavel, c’est mettre vos sujets hors d’état de vous nuire et même d’y penser. » Habitués qu’ils sont à conspirer pour leur propre maintien, les gouvernants ont le plus grand mal à croire qu’une insurrection, lorsqu’elle se lève, ne soit pas elle aussi le fait d’un quarteron de conspirateurs, de réseaux organisés de « radicaux », de « factieux », de « casseurs », bref : de « professionnels du désordre », qu’il suffirait de réduire par la force. Or les insurrections ne sont pas comme les ministères ; elles ne répondent pas aux appels d’une minorité de dirigeants auxquels des hordes de subordonnés obéiraient. Elles mûrissent sous la glace comme un désir de masse de voir à leur tour piétinés ceux qui vous piétinent, comme un sursaut de dignité après des décennies d’humiliation, comme une volonté de mettre un terme abrupt à tout ce que l’on a subi sans raison. Elles mobilisent alors des réserves de courage infinies, des stocks inespérés d’intelligence tactique, une générosité lucide que l’on croyait disparue sous les eaux glacées du calcul égoïste. C’est une irréductibilité compacte, basaltique qui fait face aux gouvernants, à laquelle ils ne comprennent rien et qui se nourrit de chacune des manœuvres qu’ils tentent contre elle. Contrairement à ce que veulent croire militants et gouvernants, ce ne sont pas les révolutionnaires qui font les révolutions, ce sont les révolutions qui font les révolutionnaires. Il faut s’appeler Toni Negri ou Alfredo Bonanno, et ne s’être jamais remis d’un incurable léninisme, pour croire que les insurrections attendent les insurrectionnalistes. En France, cet hiver, il n’y a pas eu besoin de zadistes pour mettre en place toutes ces micro-zads que sont les ronds-points, de militants du blocage pour aller tout bloquer, de penseurs de la singularité quelconque pour inventer le gilet jaune. Ce sont les moins « politisés » qui sont de nos jours les plus radicaux. Aucune révolte n’est plus terrible que celle des citoyens floués. Si quelque chose comme une insurrection a surgi, c’est précisément parce que les gens ne visent pas l’insurrection, mais qu’ils désirent au-delà, confusément, une révolution. Une révolution dont les contours sont flous, faite dans les habits hâtivement retaillés de 1789, qui mélange affects constituants et destituants, besoin de conservation et désir de bouleversement. Une révolution qui carbure aux complicités qui se nouent, mais se heurte au fait que c’est toute l’organisation matérielle de ce monde qui est à revoir, avec pour seule certitude que ce n’est pas avec ceux qui ont bousillé le monde que nous allons le réparer.

L’une des façons de neutraliser les vérités qu’a exhumées et exprimées le Comité invisible au fil des ans aura été de les situer politiquement, quelque part entre anarchisme et extrême-gauche. Or ce que révèle le mouvement dit « des gilets jaunes », quels que soient son dénouement et les différentes récupérations dont il fera l’objet, c’est combien le dégoût pour la politique, y compris alternative, le rejet des centrales syndicales, le désir de vivre et non plus de survivre, le caractère décisif de la rencontre dans la construction de toute force, la lassitude du mensonge social, la détestation de la police et de la gauche comme insupportable chantage moral, l’exécration des intenables formes de vie métropolitaines, le refus de se laisser gouverner, n’étaient pas des options politiques ou existentielles, mais des vérités de l’époque. Vérités que le Comité invisible, dans son acharnement à s’en faire le scribe, dans son anonymat, a su articuler pas à pas. Aucun mouvement n’aura illustré aussi exemplairement combien « l’émeute, l’occupation et le blocage forment la grammaire élémentaire de l’époque » (Maintenant) que la dernière révolte française, qui est le fait de gens qui lisent si peu de livres. C’est que les motifs de ce soulèvement sont éthiques avant d’être politiques. Il ne procède pas d’un plan, d’une idéologie ou d’une volonté politiques, mais de tout ce qu’il reste d’instinct salutaire dans les êtres. Ceux qui se lancent à l’assaut des préfectures, des casernes, des mairies et des ministères dans l’hiver français n’ont pas obéi à une construction mentale : ils ont tiré les conclusions de leur expérience, de ce qu’ils vivent et de ce qu’ils voient. Et ils l’ont fait avec la joie innocente des révoltes logiques. Là où les gouvernants, avec leur champ de vision borné, ne perçoivent que la monstrueuse furie des foules, c’est au contraire une profonde rationalité qui est à l’œuvre : dans un monde où l’étau du contrôle se resserre chaque jour un peu plus autour de chaque individu, l’insurrection populaire devient la seule façon d’agir efficace qui n’équivaille pas à un suicide, la masse fonctionnant comme une protection pour chacun de ses éléments. C’est ce que des milliers de citoyens sans histoire ont appris à vitesse grand V dans l’expérimentation, sans avoir eu besoin de quelque manuel subversif que ce soit.

Il n’est pas difficile de voir le nœud coulant qui fait le désastre politique de l’Italie des dernières décennies. À chaque manifestation de révolte ouverte — que ce soit à Gênes en 2001, suite à l’émeute du 14 décembre 2010 Piazza del Popolo, à celle du 15 octobre 2011 à Rome, dans le Val de Suse ou lors de la manifestation du 1er mai 2015 à Milan contre l’Expo, c’est toujours le même arsenal contre-insurrectionnel qui se met en branle, et qui est resté inchangé depuis l’emergenzades années 1970 : unanimité journalistique dans la pure propagande, dissociation de tout ce qui se dit « de gauche », campagne de terreur policière et judiciaire, chasse à l’autonome, chantage à la démocratie, etc. Il semble parfois que la seule légitimité à gouverner en Italie procède de la réitération infinie de l’écrasement des révolutionnaires, comme est encore venu le rappeler l’infâme spectacle de l’arrestation de Cesare Battisti. Comme si la passivité de la population dépendait de la répétition du traumatisme originaire que fut la « stratégie de la tension ». Comme si l’anéantissement par le repentir, la dissociation, l’assassinat ou la prison à perte de vue d’une génération avait liquidé toute foi dans la possibilité d’une révolution. Ou condamnait à ne plus faire que la simuler. Et il est vrai que la réécriture opportune de l’histoire des années 1960-70 par Negri et consorts pour complaire aux juges, leur constance dans la rhétorique triomphaliste afin de mieux masquer erreurs, légèretés et reniements, le déni de l’hypothèse partagée du « parti invisible de Mirafiori », le passage sans transition d’une logique de séparation à une logique de médiation, ne sont pas pour plaider en faveur des chefs révolutionnaires. Mais qui a dit que les révolutions avaient besoin de chefs ?

En mai 1955, l’écrivain communiste Dionys Mascolo soutenait sans espoir d’être entendu : « Tout ce qui est désigné par de gauche est déjà équivoque. Mais bien plus que ce qui est désigné par “la gauche”. De tout ce qui n’ose pas être franchement, absolument de droite, ou réactionnaire (ou fasciste) à tout ce qui n’ose pas être franchement révolutionnaire, c’est le règne de la gauche, douteuse, instable, composite, inconséquente, en proie à toutes les contradictions, empêchée d’être elle-même par le nombre indéfini des manières d’être unie qui se proposent à elle, encore une fois déchirée, comme on dit, et jamais déchirée par malchance, malveillance ou maladresse, mais par nature. » (Sur le sens et l’usage du mot “gauche”) Il n’est pas difficile de constater comment la faiblesse congénitale de la gauche, son amour de la faiblesse, ont fini par précipiter dans l’escarcelle des conservateurs et des fascistes des thèmes tels que ceux de « liberté », de « révolution » et même de « démocratie ». Inapte à produire la moindre affirmation au sein d’un monde qui s’auto-détruit, la gauche s’est fait croire qu’une addition d’anti-fascisme, d’anti-racisme et d’anti-sexisme, voire d’anti-spécisme, mâtinée d’un anti-capitalisme prudent, pourrait produire comme miraculeusement, par l’accumulation des négations, la visée positive qui fait défaut. Elle a ainsi occupé et proscrit par son dogmatisme mou, son postmodernisme opportun, son idéalisme de pur confort, le lieu de tout nouveau commencement. À force de prétendre incarner le parti du Bien en proférant ses récriminations d’esclave, le sens commun a fini par en déduire, en vertu d’une sorte de syllogisme qui opère à l’échelle mondiale, que se conduire en salaud c’est être libre puisqu’être bon c’est parler en esclave. À force de se défier chroniquement de tout ce qui est révolutionnaire, la gauche a induit en bonne logique l’idée que la véritable révolution est conservatrice. S’il n’est pas simple d’admettre que le fascisme soit un phénomène de gauche malgré l’admiration de Keynes pour Mussolini, il est bien évident que c’est le dégoût de la gauche qui produit les fascistes. La réaction hystérique, brutale, fascisante, que la gauche sécrète lui sert ensuite d’écrin et d’ultime justification. Son sentiment d’être dans le juste en fuyant le réel se nourrit de l’ignominie de ce qui lui fait face. Deux bêtises polarisent ainsi de façon régulière le débat public, que ce soit en France, aux États-Unis, en Allemagne ou en Italie. C’est ainsi que le réel se trouve, de jour en jour, conjuré. Et qu’il suffit au premier guignol venu d’enchaîner les provocations anti-gauchistes pour être élu haut la main, en passant pour l’ennemi du système en place. En Italie, ce sont les mouvements eux-mêmes qui se sont laissés submerger par les logiques de gauche jusqu’à atteindre l’état fantomatique et la passivité chronique qu’on leur connaît désormais. 

Or, à rebours de tout ce que l’on cherche à nous faire accroire aujourd’hui, s’il y a un mouvement qui a osé rompre avec la gauche, sortir de la tradition socialiste du mouvement ouvrier, affirmer sa propre séparation d’avec « la société » et mettre en cause la fiction démocratique, c’est bien l’autonomie italienne. Cela était impardonnable, et ne fut pas pardonné. Il ne manqua d’ailleurs pas de dissociés et de repentis, pour revenir sur pareil scandale — la dissociation comme « mot d’ordre d’espérance », écrivait le professeur Negri au procureur Sica en 1981. On fit ravaler leur « C’era la sinistra, c’è il movimento ! » (« Il y avait la gauche, maintenant il y a le mouvement ! ») à ceux qui le proclamaient fièrement, et l’on fit claironner à d’autres « c’era il movimento, siamo noi la nuova sinistra ! » (« Il y avait le mouvement, c’est nous la nouvelle gauche ! »). Ainsi se perdit l’intelligence de l’aspect pour moitié conspiratif et criminel de toute menée révolutionnaire. Ainsi naquit cette blague qu’est le légalisme de la gauche italienne dans un pays aussi foncièrement illégaliste, à quelque niveau de la société que l’on se place. Ainsi découragea-t-on préventivement toute révolte contre un état de choses si évidemment insupportable. Seule une conspiration de masse peut mettre à bas une société à ce point mensongère.

L’époque est folle, folle de la stratification de mensonges qui nous est transmise sous le nom d’« Histoire ». L’histoire des années 1960-70 italiennes est l’un des points de concentration les plus hauts de ce mensonge, par ses acteurs mêmes, sous l’effet de la contre-insurrection. Il ne sert de rien de chercher à déconstruire nostalgiquement la belle histoire de l’opéraïsme. Peut-être nous faut-il revenir en-deçà, dans l’ouverture qui a rendu possible la naissance de toutes les autonomies — celle de la parole poétique, chez Fortini, Vittorini, Cesarano, Carlo Levi ou Pasolini. Parfois, pour tout recommencer de zéro, il faut revenir en arrière et opérer sur un passé qui continue à œuvrer en nous. Une seule chose est sûre : la question révolutionnaire est plus que jamais une question anthropologique, et non plus politique ou cosmopolitique. Ce qui est en cause, dans la catastrophe contemporaine, c’est une certaine façon de vivre qui s’est crue le point culminant de la civilisation parce que la plus artificielle, et la plus précieuse parce que la plus fragile. Il ne s’agit plus de reprendre en main, extérieurement, une société en lambeaux, mais de réparer les âmes dans le geste même de réparer le monde. C’est cette coïncidence entre le changement des circonstances et l’auto-transformation sensible de l’homme que le Comité invisible nomme « destitution ». Et que d’autres ont appelé « un communisme plus fort que la métropole ».




Des passeurs franco-italiens, le 19 janvier 2019

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